Madame Simonet
Solange Bonnier

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

Madame Simonet


Madame Simonet était une voisine de mes grands-parents maternels, Joseph et Eugénie, chez qui nous passions, avec régularité et un certain entêtement, toutes nos vacances d'été.
Tous trois habitaient depuis toujours le Cros Burtaud, minuscule hameau du fin fond de la Creuse.
Quatre ou cinq fermettes isolées,- qu'aucune route goudronnée ni même empierrée ne déservait,- constituaient cet endroit proche des petites villes de Felletin et Aubusson. Seul un sentier mal entretenu, étroit et escarpé, permettait de s'y rendre.
Dans ce bout du monde les rivalités, les brouilles tenaces dont, au fil du temps, on avait oublié les origines, allaient bon train. Quelques vaches, deux ou trois chèvres, un cochon, des lapins et des poules constituaient le cheptel de ces modestes habitants, rescapés des deux dernières guerres.
Madame Simonet, elle, n'était pas une paysanne. C'était une ancienne tapissière. Elle avait, depuis son jeune âge, usé ses yeux, son dos et ses mains à la confection des célèbres tapisseries d'Aubusson. Elle avait fait partie d'un atelier où, en ce début du 20ème siècle, les maîtres tapissiers « interprétaient » avec leurs écheveaux de laine ou de soie, les fameux cartons peints par des peintres anonymes mais souvent talentueux.
A l'époque où je l'ai connue, madame Simonet avait pris des années et une retraite bien méritée. Elle conservait dans son grenier son énorme métier à tisser de basse lisse duquel étaient sorties tant de merveilles.
Nous étions dans les années 50-60, et, comme toutes les vieilles dames de cette époque vivant à la campagne, elle se vêtait de noir. Elle tirait des bas de laine sur ses jambes musclées avant de chausser ses pantoufles de feutre qu'elle enfilait dans d'énormes galoches de bois recouvertes de cuir vernis. Elle ne sortait jamais sans son large tablier aux vastes poches dont elle extirpait un grand mouchoir de fil blanc pour essuyer furtivement une goutte au nez et des yeux larmoyants.
Je la revois débouchant du petit chemin qui menait à la maison de mes grands-parents, précédée par le bruit de ses sabots et de son bâton de bois sur les pierres.
Petite femme voutée dont la tête penchée émergeait d'un châle posé à la hâte sur ses frêles épaules. Son visage rond sculpté par les sillons et les rides enfermait de petits yeux vifs et rieurs. Son gros nez et ses lèvres rentrées par le manque de dents ne l'enlaidissaient pas.
Les visites de madame Simonet constituaient une de nos rares distractions. Bien que, souvent mal reçue par Joseph, ancien combattant de la guerre de 14 qui s'octroyait une petite sieste aux heures chaudes de l'après-midi, elle était toujours d'humeur joyeuse. Avec Eugénie elles entreprenaient de longues conversations en patois auxquelles je ne comprenais rien. Elles riaient puis se souvenaient avec tristesse et nostalgie d'époques révolues. Celles de la grande guerre. Elles parlaient de leurs fils tombés au front, de la sécheresse de l'été, des puits qui menaçaient de tarir, de la mauvaise récolte des pommes de terre. Toutes choses graves ou futiles qui ornaient leur quotidien.
Alors, s'apercevant de notre présence, Madame Simonet ouvrait son large tablier dont elle avait tenu dans ses doigts noueux les pans remontés jusqu'à la ceinture. J'attendais ce moment magique car je savais que ce tablier renfermait des merveilles, de menus cadeaux qu'elle offrait avec largesse. Ces offrandes paraîtraient bien dérisoires à nos enfants d'aujourd'hui gavés de tout et satisfaits de rien.
Elle sortait des paquets de laines fines et emmêlées, vestiges de ses années de tapissière. Les petites, disait-elle, je vous ai apporté des « brouilles » (c'est ainsi qu'elle nommait ces embrouillis de laines multicolores). Ma sœur et moi tirions les fils patiemment pour en faire de petits pelotons qui nous serviraient plus tard à broder nos canevas de l'été.
Nous adorions, Mado et moi, rendre visite à Madame Simonet. Elle nous recevait dans sa cuisine sombre à l'unique fenêtre située face à un muret de pierre. Trottinant sur les dalles de granit, elle ouvrait sa grande armoire. Une odeur de fleurs séchées, de fruits confits conservés dans de petits sacs de jutes, et d'eau de Cologne s'en échappait. Elle se hissait sur la pointe des pieds pour atteindre la bouteille d'Angélique. Liqueur confectionnée maison qu'elle posait sur la table à côté de 3 minuscules verres. Nous sirotions avec entrain cette liqueur divine au parfum d'interdit.
Nous aimions Madame Simonet car, à l'inverse de nos grands-parents rabat-joie et tristounets, elle s'intéressait aux choses de son temps. Elle était intarissable sur les chansons d'Adamo et autres chanteurs à la mode des années 60. A sa façon, dans ce trou perdu et grâce à sa radio, elle était moderne.
Par tous les temps, nous la croisions au hasard de nos promenades. Elle escaladait alertement les barrières de bois pour passer d'un pré à l'autre, dévoilant un jupon de laine blanc, des hauts de cuisse ou sa large culotte fendue. Elle ne rentrait jamais bredouille. Tout au long du chemin, elle faisait provision de petit bois, de fruits tombés des arbres, de champignons.
Les étés se succédaient. Nous grandissions, mais Madame Simonet nous offrait toujours l'Angélique et nous emmenait dans son jardin, temps fort de nos vacances. Ce jardin mal entretenu, envahi d'herbes folles, recelait des coins de paradis aux senteurs de menthe sauvage, de sauge et de roses anciennes moussues qui poussaient en toute liberté. Un mirabellier au tronc tordu, recouvert de mousse donnait des fruits juteux et exquis, jaune piqueté de rose que nous croquions voluptueusement.
Madame Simonet, ancienne tapissière dont les œuvres ornent sans doute quelques châteaux et recouvrent de prestigieux sièges de salon, n'est plus de ce monde depuis longtemps.
Madame Simonet, c'était à la fois une personnalité joyeuse, un physique inoubliable, un regard vif, un jardin d'éden, un verre d'angélique, un antique poste de radio crachotant les chansons d'Adamo, une femme courageuse et digne.
Chère Madame Simonet, je suis heureuse de vous avoir retrouvée, après toutes ces années, par la magie du souvenir et de l'atelier d'écriture.

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Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©