La traversée
Brigitte Regley

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

La traversée


Aujourd’hui, vous me trouvez banale, moi simple voiture des années 60. Mais rappelez-vous, à cette époque, nous n’étions pas nombreuses. Il y avait les belles américaines et puis, pour les gens plus modestes, nous étions deux à avoir pignon sur rue : la 2CV et la 4CV.
Moi, j’étais une 4CV verte. J’étais la fierté de mes patrons. J’aurais plein d’anecdotes à vous raconter. Par exemple quand mon propriétaire entassait dans mon habitacle assez modeste sa femme, ses trois enfants et ses parents. Je ne sais pas comment ils s’arrangeaient parce que moi, j’avais toujours l’œil sur la route, mais je me souviens que je peinais quelque peu dans les côtes.
J’avais une vie de rêve. On me montrait à toute la famille, comme un véritable trophée et moi, fidèle, je répondais toujours présent quand il fallait partir. Peu m’importait où du moment qu’ils étaient tous là, mon patron, sa femme et leurs enfants. C’est que je les connaissais bien tous. J’aimais quand ils chantaient à tue-tête et qu’ils couvraient le bruit de mon moteur. J’aimais quand ils s’arrêtaient pour pique-niquer, qu’ils sortzient les cageots et étalaient la nappe sur l’herbe.
Je crois qu’ils m’aimaient aussi. J’en suis sûre même. La preuve, c’est qu’ils m’ont emmenée avec eux en Algérie. La classe, voyage en bateau, rien à faire, tout le monde aux petits soins. Et après, une fois sur place, garage en toile de tente pour moi toute seule. Oh, je ne dis pas que j’étais toujours rassurée. C’était la guerre quand même et ce que j’entendais m’inquiétait. Mais je n’avais rien à craindre. Je n’étais pas seule puisqu’ils étaient là.
Et puis un beau jour, il est rentré. A son ton, j’ai tout de suite compris que l’heure était grave. « Mes enfants » a-t-il commencé. « Vous ne pouvez plus rester ici, c’est trop dangereux. Alors dans dix jours vous allez renter en France avec maman »
« Et moi ? Et moi ? Qu’est-ce que je fais ? je reste avec lui ou je rentre avec eux ? Ah ! si j’avais pu parler. »
Alors, ils ont commencé à tout ranger, faire des malles, des valises. J’ai vu qu’ils faisaient deux tas : ce qu’ils emmèneraient et ce que lui ferait rapatrier par convoi. Devant le peu de bagages qu’ils préparaient, j’ai commencé à penser que je faisais partie du voyage. Je l’aimais bien, lui, le boss, mais ses enfants aussi. Et je n’étais pas mécontente de rentrer. Le jour prévu, nous sommes partis, escortés par des camions militaires. Je paraissais minuscule au milieu de tous ces blindés, mais je tenais ma place quand même. Je me souviens, il n’y avait pas de chants dans la voiture. J’avais surpris une conversation entre mon patron et d’autres militaires et je savais que ces 300 km que nous devions faire jusqu’à Oran n’étaient pas sans danger. Pas le temps d’admirer les orangeraies, je devais restée concentrée.
Nous voilà enfin sur le port. Ce paquebot, je ne l’oublierai jamais. Immense, luxueux. C’est, qu’entre temps, mon patron est devenu officier. Du coup on a droit à la première classe.
Ouh là là. J’en étais encore à admirer ce bateau quand des sangles se sont abattues sur moi et une grue m’a emportée sur ce bateau. Me voilà coincée parmi d’autres voitures. On n’a vraiment pas envie de parler. Moi, je vais profiter de ces trois jours de traversée pour me reposer un peu.
De temps à autre, j’aperçois les enfants qui courent sur le pont. Comme ils sont mignons. Innocents même. J’en ai la carrosserie qui rosit de plaisir.
Ça yest, après trois jours de farniente, j’aperçois Marseille. Il va falloir débarquer dans peu de temps. Je vais attendre sagement les consignes.
Tiens, eux ils sont déjà sur le quai. Ils ont été rapides ! Ma patronne semble inquiète. Pourquoi ? Je jette un phare tout autour de moi et je mesure l’ampleur du désastre. Les voitures ne démarrent pas. L’humidité sans doute. Mais moi, je n’ai pas le droit de manquer à l’appel. Ma patronne est seule avec ses enfants. Elle compte sur moi.
Alors, quand quelqu’un tourne la clé de contact, je démarre aussi sec et je perçois dans l’œil de ma patronne, qui ne me quittait pas des yeux, toute sa reconnaissance.
Quand j’arrive sur le quai, je lui fais un discret clin d’œil « t’as vu comme j’ai assuré ». Et nous voilà prêts à aller jusqu’à Toulon. Mais, au moment d’avancer, un des enfants crie « non, non, attendez, il nous manque un chat » Et ils appellent tous les soldats à la rescousse pour retrouver ce chat parmi tous les containers.
Je les attends bien sagement et je souris, satisfaite. Eux, ils ont déjà oublié les moments difficiles et la vie reprend le dessus. Ah ! comme je voudrais pouvoir les embrasser.

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Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©