Plus libre est la chute
Daniel Ostfeld

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

Plus libre est la chute


Elle m'a demandé ce que je voulais boire. J'ai répondu « un sirop, mademoiselle». Mais cela n'a pas suffit. Il a fallu préciser, expliciter. Citron ? Framboise ? Ou peut-être quelque-chose de plus exotique, ananas ? Fruit de la passion, noix de coco ? Ou bien rester dans les classiques, grenadine, menthe fraiche ? Il était évident qu'il fallait prendre la peine de de chercher, de questionner mon envie. C'est qu'on n'attendait de moi quelque-chose comme un engagement, en tout cas sûrement pas un choix trop conventionnel. Je me suis alors longuement concentré pour délivrer une réponse honorable. Bien réfléchie. Du bien pesé. Mais au moment où j'allais me fixer sur anis étoilé, la jeune fille s'est impatientée, il fallait tout-à-coup que je réponde maintenant, séance tenante. Plus le temps de penser, de peser le pour et le contre : 
Vous avez choisi Monsieur s'il vous plaît ?
Bien au contraire j'étais perdu, asphyxié par tous ces parfums possibles, et pas le temps de soupeser, d''imaginer, de me projeter, puisqu'il fallait une réponse ferme et définitive, immédiatement. Pour gagner du temps, j'ai demandé à la serveuse la provenance des citrons, la variété, si elle la connaissait, des plants de framboise à l'origine du sirop. Ma réponse ne paru pas la satisfaire ; même, je crois qu'elle a eu le don de la contrarier. Elle m'a regardé en fronçant les sourcils, me jaugea un peu et répéta plus lentement : 
« Vous avez fait votre choix Monsieur s'il vous plaît ?
Lisant dans ses yeux une lueur de désapprobation légèrement dissimulée par une courtoisie toute commerçante, je me mis à paniquer. C'était le moment critique. J'étais au pied du mur. Il fallait une réponse. Maintenant. C'était une question de vie ou de mort. Je n'osais plus la regarder. La tête enfoncée dans la toute petite carte plastifiée du Banana Split Café, je cherchais désormais mon salut dans le paragraphe réservé aux boissons chaudes. Je sentais son regard devenir plus insistant, inquisiteur, et de grosses gouttes de sueur se sont formées à différents endroits de mon visage. Alors en tremblant et dans un ébranlement complet de mon être, je lui ai asséné la seule réponse possible, qui était subitement une évidence, la vérité dans tout son éclat : 

« Le supplément chantilly s'il vous plait mademoiselle
***
Il est déjà presque quatre heures, l'heure creuse par excellence, cette heure orpheline où seuls restent en salle les paumés, les dépressifs, les sans rendez-vous, les destins contrariés et parfois même d'authentiques cinglés. J'ai un sixième sens pour repérer les toqués. Et malheureusement c'est comme si eux se débrouillaient toujours pour se mettre sur mon chemin. Sans parler des alcoolos ou des blagueurs un peu lourds, qui sont légion, mais qu'on voit arriver de loin. Les dingos c'est pas pareil : je m'en paye un quasiment chaque semaine depuis que je travaille au Banana, presque deux ans aujourd'hui.
Et pourtant je suis toujours surprise. Plus exactement quand j'ai flairé quelque-chose, la surprise provient du moment où le tordu va se décider à se dévoiler. Par exemple le type de l'autre jour, chapeau melon et imperméable hermétique, Golconde je crois qu'il s'appelait. Insignifiant au premier regard et puis tout-à-coup très signifiant. Tout parle en lui. Les mains se saisissent du menu de façon compulsives, le tourne, le retourne comme si c'était la clef d'un coffre-fort. Le genou tremblant qui fait vibrer jusqu'au porte-manteau à trois mètres de là. Cette façon de m'appeler « Mademoiselle » en insistant sur le moi, « Mademoiselle ». Et puis après, le sketch du sirop. Vingt- cinq minutes pour choisir son sirop. Il se jouait dans son esprit à ce moment-là comme une partie d'échec contre Gasparov. C'était comme si on pouvait voir la fumée lui sortir des oreilles. Un type comme ça ne sait pas s'il doit mettre le pied gauche ou le pied droit en premier pour marcher. C'est époustouflant.

Et bien c'est pour moi ces types-là. Je me les coltine à chaque fois. Robin, lui, jamais. Seulement des buveurs de chocolat sans histoires, une bourgeoise éméchée un peu farfelue de temps à autre, mais rien de plus. Les fêlés, les vrais, c'est mon domaine. Et ils sentent ma présence à un kilomètre à la ronde.

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Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©