L'escalier taillé à l'arrache
Lolo

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

L'escalier taillé à l'arrache


(Toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes ou objets existants ne saurait être que fortuite)
Paul avait un visage aux traits marqués, taillés à la serpe comme on dit, des pommettes saillantes, des rides profondes aux commissures des lèvres et des paupières tombantes. Son hâle ocre jaune s’arrêtait brutalement à la base du cou, à la limite des vêtements, qui si on les avait retirés auraient dévoilé une peau grise presque terreuse. Ses cheveux, il les cachait sous une casquette du même vert camouflage que son uniforme de travail. Cela faisait si longtemps qu’il habitait là, au-dessus de la rivière, qu’il avait fini par faire partie du paysage sur lequel il montait la garde.

C’était le père du maire actuel qui l’avait nommé garde-chasse municipal et il connaissait les moindres recoins des bois de Troncieux dont il protégeait les habitants contre les attaques extérieures. Il prenait son travail très au sérieux, se levant dès l’aube pour une première patrouille rapide des sentiers de la commune. Il était à l’affût de la moindre branche cassée par un chevreuil effrayé, de la moindre motte de terre soulevée par un sanglier affairé, et quand il croisait un humain porteur d’un fusil, il lui faisait subir un interrogatoire en règle.

« À Troncieux, quand on vient sans permis, on repart sans fusil ! » avait-il coutume de déclarer aux contrevenants en leur confisquant leur arme d’un air sévère, à la grande joie des lapins terrés dans les fourrés voisins. Le maire de Troncieux avait beau lui recommander d’être plus coulant, plus aimable avec les touristes, qu’un jour ça lui causerait des ennuis, il restait inébranlable, qu’il vente ou qu’il pleuve, planté sur ses deux jambes, au-dessus de la rivière.
Pendant ce temps-là, de l’autre côté du pont, le maire de Mortefaille, la commune concurrente, hérissait peu à peu les berges de l’Espinette de sculptures diverses et variées qui attiraient force touristes dès que la météo était favorable. Paul n’était ni pour, ni contre, il ne s’était jamais posé la question. Sorti de sa forêt, il était comme un poisson hors de l’eau : la chlorophylle lui était aussi nécessaire qu’à d’autres l’oxygène.

Un jour, pourtant, ou plutôt un matin à l’aube, au début de sa patrouille, il fut bien obligé de s’y intéresser. En scrutant les alentours avec ses jumelles, depuis le promontoire où il était perché, il aperçut un spectacle incroyable, qui lui fit se pincer plusieurs fois la peau à travers la toile rêche de sa veste de camouflage. Au sommet de l’escalier biscornu qui surplombait la rive opposée et qui constituait la première œuvre du parcours artistique imaginé par l’abruti de Mortefaille, il distinguait une énorme silhouette brune et préhistorique...
Non, impossible, ça ne pouvait pas être ça… Mais si ! D’ailleurs, il s’était pincé plusieurs fois déjà sans succès, il n’avait donc pas la berlue. Et c’est alors que son téléphone portable retentit dans la poche de cuisse de son pantalon de camouflage en émettant le motif lancinant du « Bon, la Brute et le Truand » choisi par sa nièce pour caractériser les appels de son chef suprême, le maire de Troncieux.
« Ça va Paul ? Vous êtes là ? » comme s’il pouvait ne pas y être, vu qu’il tenait ce putain de téléphone à la main…
« Oui, Monsieur le Maire, c’est bien moi.
>« Dites-donc, je viens d’avoir un coup de fil de cet abruti de Mortefaille, il a besoin de notre aide, séance tenante, à 6h du matin, une urgence ! Vous ne vous douterez jamais…»
« J’ai bien ma petite idée…
« Un sanglier, Paul ! Une bête énorme qui a réussi à monter sur son foutu escalier mais qui est incapable d’en redescendre. Il est aux 400 coups, le crétin ! (le maire, pas le sanglier !) L’animal est calme, d’après lui, mais aucun de ses employés municipaux n’acceptera de s’en approcher. Il n’y a que vous, le garde-chasse de Troncieux, qui soyez en mesure de régler le problème ! »
Et c’est ainsi que pour la première fois de sa vie ou presque, Paul quitta ses bois chéris pour traverser l’Espinette sur ce pont branlant et bruyant. Sur la berge d’en face, l’herbe était taillée au cordeau et parsemée de petits panneaux couverts d’une écriture touffue et de schémas compliqués. Plus complexe encore était l’escalier biscornu dont il dut gravir les marches aiguës et coupantes. Pour leur revêtement, l’artiste avait voulu imiter les veines du bois et Paul aurait eu des remarques à lui faire sur ce point s’il n’y avait pas eu cet énorme sanglier coincé sur la plate-forme supérieure et qui devait bien approcher de la demi-tonne. Il s’était pris les défenses dans les montants de la rembarde et essayait à intervalles réguliers de dégager sa hure en poussant des grognements de mauvais augure. L’équipe municipale de Mortefaille réunie au grand complet sur la rive regarda Paul monter prudemment cet escalier qui semblait ne tenir que par miracle quand il était vide, et c’est quand le maire de Mortefaille s’adressa à son collègue d’en face pour lui dire : « Quel véritable prodige technique, n’est-ce pas, cher ami ? » que la plate-forme supérieure se détacha d’un seul coup, comme découpée selon d’invisibles pointillés, entraînant dans sa chute, la rembarde, le tablier, Paul et le sanglier.
Paul eut trois secondes pour regretter amèrement et dans le désordre cette première sortie, la traversée du pont, le poids d’un sanglier adulte et l’art moderne, avant de se retrouver allongé, à moitié assommé, mais bien vivant, sur le tas de sable qui remplissait la cale d’une péniche qui le livrait au chantier tout proche.
Le sanglier toujours accroché à la rambarde de la plate-forme en béton avait eu, lui, moins de chance, car il avait coulé à la verticale jusqu’au fond de la rivière, d’où ne remontèrent que quelques bulles puis plus rien.
Toute la scène s’était jouée en quelques secondes sous les yeux ébahis des employés municipaux de M… et T… qui s’éclipsèrent bien vite pour laisser leurs chefs s’expliquer.

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Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©