Jols
Françoise de Burine

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

Jols


Jocelyne avait toujours méprisé son signe astrologique : Poissons, ascendant poissons ! Elle détestait. D’abord, elle n’aimait pas le poisson, ni les crevettes, ni les mollusques divers sortis de mer. Dégueulasse ! Un goût fadasse, une odeur de marée, une consistance molle. Et puis, sa mère avait toujours été accro aux références astrologiques, et ça aussi, bien sûr (et ça aussi, surtout ?) elle détestait. « Les poissons ont une personnalité émotive, sont créatifs et ils ressentent de l’empathie »  expliquait sa mère
Pas du tout, je n’aime pas les gens et je ne veux absolument pas ressentir ce que tout un tas de crétins peut ressentir. J’ai bien assez de mes propres sentiments sans m’encombrer de ceux des autres ! »
Aurait-elle pu s’affranchir de cette étiquette zodiacale… Essayer de s’en affranchir ? Difficile pour elle ; toutes ces années sous la coupe maternelle plombaient son libre arbitre…. Sa mère mesurait chacune de ses actions à l’aune astrologique. Elle justifiait toutes ses réussites, rares il faut bien l’avouer, et tous ses échecs, plus fréquents, par des arguments alambiqués à propos de Saturne opposé à Uranus ou Mars rétrograde en Scorpion ! 
« Bon sang Maman, si je n’ai pas été embauchée c’est parce que la nana que je remplaçais et qui ne devait pas reprendre est revenue, point barre ! »
Mais non, tout était gravé dans le marbre cosmique et sa mère lui prédisait d’ailleurs un avenir bien pire avec « Neptune qui entre dans ton signe, ça va produire pour toi une confusion terrible, un tsunami,  fais attention à toi, ma grande, fais attention ! »
Faire attention, comme conseil, ça se tenait là ! De toute façon, tout ce charabia, elle n’en avait cure ! Elle passait son temps, oisive depuis sa dernière mission, à donner un coup de main à sa mère, et à manger, et manger et encore manger. Tout ce vide, il fallait bien le remplir !
Thomas
Thomas était fier de son état de vigneron. Vigneron avec un V majuscule, précisait-il avec forfanterie quand on lui demandait son métier. Vigneron de père en fils, ajoutait-il, les deux jambes bien campées au sol comme des ceps de vigne accrochés aux coteaux, les mains tout aussi noueuses et les cheveux du roux des feuilles roussies par l’automne après les vendanges. Il avait même une mèche accroche-cœur qui s’entortillait dans le col de son polo, pour peu qu’il  fasse sauter d’un mois son rendez-vous chez le coiffeur. Car oui, Thomas allait chez le coiffeur tous les mois. C’était la raison invoquée pour s’échapper du domaine et il pouvait ainsi passer la journée entière en ville : coiffeur, cinéma et même déambulation sans but précis dans la rue principale à regarder les vitrines et les filles !

Il avait pris l’habitude de s’arrêter boire un verre dans l’un ou l’autre bar du centre ville.  Ce jour-là, il faisait si chaud qu’il repéra très vite une terrasse ombragée un peu à l’écart pour se rafraichir. Après avoir attendu en vain un  long moment, il avait décidé de rentrer passer la commande.

La rencontre
La pièce était sombre, et le papier peint grenat à petits pois marines rendait l’atmosphère feutrée et intime. Les volets étaient fermés à l’espagnolette, comme dans les maisons du sud où le soleil et la chaleur sont barricadés dehors. Sur le comptoir, une coupe de fruits attirait quelques mouches paresseuses et une odeur d’abricots trop mûrs piquait un peu la gorge. Il régnait dans le bistrot une ambiance vieillotte. Au sol, pas de ces gros carreaux brillants noirs et blancs, mais au contraire  des carrelages petits formats aux teintes bariolées. Sur une table,  au fond,  les feuilles froissées du  journal, du jour d’hier peut-être, frémissaient au rythme d’un léger courant d’air. Un verre à pied à moitié rempli, un bout de pain et des miettes, une assiette de fromage et les molles mouches affairées  qui vont toujours avec, ces jours d’été. Mais personne !
« Y’a quelqu’un ? holà ! »
Le silence est à peine troublé par ses paroles, la phrase criée a transpercé l’air lourd, le journal s’est tu, les mouches se sont figées un instant, et les mots sont retombés dans l’oubli.

« Y’a quelqu’un, répète-t-il ?
Oui, c’est bon, j’arrive ! » lui répond une voix qui s’avère appartenir à une femme toute ridée vêtue de noir. Au premier abord, une grand-mère mais quand elle s’approche, Thomas remarque ses yeux perçants et vifs qui lui confèrent une apparence plus jeune.
« Bonjour, puis-je avoir….
Oui, c’est ça, bonjour, bonjour !
Je voudrais… Thomas se rend bien compte qu’elle ne l’écoute qu’à moitié.
Elle est pas là, la serveuse ? interroge-t-elle
Heu, je ne sais pas… Je voudrais….
Je voudrais, je voudrais, c’est bien beau… Moi, je ne suis pas la serveuse ! elle est pas là la serveuse ?
Excusez-moi, je ne sais pas ! je viens de rentrer à l’instant pour passer commande et je n’ai vu personne.
Ecoutez, mon pti gars, ma fille est censément là pour faire le service et vous me dîtes qu’elle n’est pas là ! »

Thomas commençait en avoir plus que marre de cette bonne femme ! Il avait pensé s’installer en terrasse tout simplement pour boire une bière et   il n’allait pas perdre son temps avec cette mégère. Il tourna les talons et se dirigea vers la sortie. Ce faisant, il jeta un dernier coup d’œil à la pièce et il lui sembla apercevoir, au pied de la table du fond, un corps allongé par terre. Plutôt un monticule de vêtements, mais aussi quelque chose qui ressemblait à des chaussures, et peut-être aussi des jambes. Il lui fallait s’approcher pour comprendre le tableau et il fit quelques pas en direction de cette ombre, cachée par les pieds des chaises.

Au même moment, la si désagréable personne se mit à hurler en se jetant sur la forme allongée : « Ma petite, ma grande, ma Jols, qu’est-ce qu’y t’arrive, allons debout, Monsieur, appelez les secours, ma petite fille, tu as vomi, réponds-moi,  appelez les pompiers »… tous ces mots entrecoupés de pleurs, de cris, et regards apeurés, de gestes saccadés, de larmes inévitables sur un visage tordu par l’incompréhension… « Ma petite fille, je crois qu’elle ne respire plus » émis dans un murmure d’étonnement incrédule, « Jols, réponds-moi »….

Jols, elle était partie, d’ailleurs, elle n’en pouvait plus, voilà, bien fait, et Jols c‘est pas un nom de fille, c’est un nom pour de la friture. Son nom à elle, c’est Jocelyne… Alors voilà un cœur qui a fini de battre, un cerveau qui a explosé et terminés tous  les soucis ! Ne serait-ce pas un coup d’Uranus, le grand libérateur ?

Quant à Thomas, il est malheureux. Il n’était pas préparé à cette sinistre journée.  Accablé, il s’est assis à la terrasse en attendant les secours, il n’a pas le courage de rester en compagnie de cette méchante femme qui est maintenant une mère dans la douleur, et encore moins de cette fille qu’il ne connait pas et qui restera à jamais inconnue. Il est au bord du gouffre de l’inexistence, au sens où tous ces gens là n’existaient pas pour lui le quart d’heure précédent, et pourtant tout ce malheur palpable… Il enroule sa mèche de cheveux sur son index, comme un geste qui le visserait à la réalité, lui sur cette chaise et ce drame à deux pas de lui, tout en se sentant totalement exclu et pas du tout concerné. Il se demande s’il ira chez le coiffeur, ne serait-ce pas indécent ?

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Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©