Alberto
Linda Da Costa

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

Alberto


Alberto est invité à manger chez sa collègue ce soir. Il est heureux et angoissé à la fois : c’est la première fois qu’il sort après 20h. Il faut dire que son air de famille avec Quasimodo l’oblige à rester cloîtré chez lui à la nuit tombée, sous peine de faire fuir les gentes dames ou de servir de punching-ball à un groupe de jeune en quête d’une proie facile…

Pauvre Alberto, depuis sa plus tendre enfance il n’inspire que pitié, peur ou mépris. Alors quand Paul, le collègue apprécié et respecté de tous, lui propose de se joindre à quelques amis pour un repas un peu spécial, Alberto qui n’a pas senti une once d’ironie dans sa proposition accepte tout de go. Ce n’est qu’un peu plus tard, quand il réalise qu’il n’a rien à se mettre pour l’occasion, qu’Alberto commence à douter. Puis il se demande comment peut bien se dérouler ce genre de réception. De quoi parlent les convives ? Il ignore par ailleurs qui sont les autres invités. Sont-ils cultivés ? Et quelle attitude va-t-il adopter vis-à-vis de Paul qui, tout compte fait, ne lui a jamais vraiment adressé la parole ? Une des grandes qualités d’Alberto est sans aucun doute son absence totale de rancune et de rancœur envers autrui, malgré tous les sévices subits. Cette aptitude le préserve et fait de lui un être particulièrement optimiste.

Pour mieux comprendre qui est vraiment Alberto, il faut que vous sachiez ceci : à l’âge de deux ans, il tombe gravement malade, d’une maladie rare (un cas sur 56 millions semblerait-il) qui le cloue au lit pendant 6 mois et lui noue les articulations dans d’atroces souffrances. Or, sa mère qu’on dit médium ne veut pas entendre parler de médecine moderne, d’autant que cette dernière ne donne à Alberto que quelques années de sursis. Sa mère prend donc en charge, seule et contre tous, la maladie de son petit Alberto. A l’aide de son pendule, elle choisit méticuleusement le traitement dans un énorme atlas d’homéopathie et lui administre patiemment, toutes les heures, un mélange concocté de petites granules blanches. Ah, pauvre Madame Berlue ! On peut dire qu’elle l’aime son fils ! Elle le veille chaque minute pendant toute la durée de sa convalescence, lui prodiguant soins et massages, l’enveloppant d’huiles essentielles pour délier son petit corps. Et quand, enfin, la douleur cesse et qu’Alberto sort du lit, elle pousse un soupir et lui sourit, ses épaules se détendent, toute la tension qu’elle porte pendant ces longs mois retombe et elle se meurt dans un souffle prolongé. On ne sait si c’est l’amour maternel ou le traitement, ou peut-être les deux, mais Alberto est le seul cas déclaré qui survécu après l’âge de dix ans.

Alberto, guérit mais fortement diminué physiquement (sa taille adulte ne dépassera pas le mètre quarante), trouve donc refuge à la DDASS. Personne ne veut entendre parler de ce petit bonhomme maigrichon et tout recroquevillé et il grandit sans famille, assuré cependant en son for intérieur de l’amour, de la tendresse et du sacrifice de sa mère symbolisés par un tube de Kalium Bichronicum 7 ch qu’il garde toujours avec lui. Ainsi protégé, il s’épanouit non pas au milieu de ses pairs mais au milieu des livres et des encyclopédies ; les dictionnaires sont ses meilleurs amis et il devient un de ces savants qu’on ignore.

Mais revenons-en à cette soirée chez Paul. Alberto finit par dégotter, au milieu de sa panoplie de pantalons en velours et autres pulls en laine taille 10 ans, une improbable tenue du soir, composée d’un pantalon bleu nuit et d’une épaisse chemise à carreaux. Il astique ses chaussures et se rend à la pâtisserie pour récupérer le gâteau qu’il y a commandé le matin même. La vendeuse ne peut s’empêcher de pouffer de rire en le voyant ainsi affublé mais il n’y prête pas garde, comme à son habitude, et prend le chemin de chez Paul. Arrivé en bas de l’immeuble, il réalise que son cœur bat un peu plus vite que de coutume et, anxieux, glisse la main dans la poche de son pantalon, à la recherche de son petit tube fétiche.

Horreur ! Le talisman a disparu ! Ce n’est pas possible !

Il se sent tout à coup profondément perdu et ne peut rien faire sinon rebrousser chemin en scrutant méticuleusement le trottoir et ses alentours, à la recherche du petit tube rouge. Il remonte ainsi toute l’avenue Berthelot, se sentant plus fébrile à chaque pas, guettant le moindre petit recoin d’ombre, cédant presque à la panique à chaque nouvelle fausse alerte… Il prie à voix basse pour que la pâtisserie soit encore ouverte tout en envisageant tous les scénarios possibles, imaginant son petit tube rouge écrasé, chutant dans une bouche d’égout, se noyant dans une flaque de boue, se brisant sous le poids d’un talon aiguille…
(à suivre).
 

Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©